CHAPITRE PREMIER

Dix-huit jours qu’ils étaient là, dix-huit jours, et la situation était devenue incontournable… Non : elle avait toujours été incontournable, c’était lui qui s’était réfugié dans l’espoir d’une issue facile et sereine. Mais cette fois, même lui était à bout de confiance. Il n’existait qu’une solution, qu’un choix et, de bien des façons, c’était la guerre… ouverte. Pourquoi avait-il autant de mal à l’admettre ? Il avait toujours su que cela finirait ainsi, ou commencerait… Et Made avait toujours eu raison, et tout le monde le savait, et il allait la laisser faire… « Enfin ! dirait-elle.

Une dernière fois, pour se laisser une chance de ne pas plonger tout de suite, Ylvain ressassa les événements de ces dernières semaines.

*

Il y avait eu l’atterrissage et, déjà, cela s’annonçait mal : on avait parqué leur astronef dans un recoin de l’astroport, entre de petits appareils militaires, près de la caserne.

— C’est pas bon ! avait commenté Djian Dju Yoon.

Djian savait de quoi il parlait : avant de travailler en indépendant, il avait servi comme astropilote dans la garde homéocrate.

— Le comité d’accueil est sacrément galonné, avait-il ajouté en désignant une navette frappée de quatre étoiles sur fond de bannière homéocrate. Il doit y avoir un croiseur Themys pas loin !

— Ça arrive, non ? avait dédramatisé Ylvain. Un croiseur, c’est fait pour croiser.

— Ouais ! Eh bien, entre les chasseurs au sol et un Themys je-ne-sais-où, j’aimerais pas devoir me tirer sans avoir le vert de la tour !

— Tu ferais ça, toi ? l’avait asticoté Ely.

— Charrie pas et prie qu’on n’ait pas à le faire !

Djian n’avait pas toujours été aussi bien intentionné envers ses passagers. Djian Dju Yoon n’aimait ni les rigolos, ni ce boulot… Il avait mis six mois à s’en accommoder, et un an à reconnaître qu’Ylvain méritait son amitié. Il n’était pas tout à fait prêt à risquer son vaisseau pour lui, mais c’était parce que l’occasion ne s’était pas encore présentée.

Après, on les avait baladés de la douane au contrôle d’émigration, du couloir abiotique au centre cybergical, jusqu’au bureau du Gouverneur où un sous-fifre de quinzième catégorie les avait reçus aussi chaleureusement que l’eût fait un robot ménager.

— Par l’arrêté de justice et conformément à l’Éthique Homéocrate… etc., etc., Ylvain de Myve et Elynehil Mayalahani êtes interdits de projection… etc., etc. La condamnation prévoit qu’aucune dose d’amplikine ne pourra vous être vendue ou cédée en aucune façon et que son-utilisation illégale sera punie de douze ans de réclusion pénitentiaire non commuables. Pour vous éviter ce désagrément, le Gouverneur a fait saisir l’amplikine que recelait votre astronef.

— Donc, je ne suis pas interdite, moi ? avait interrogé Made.

— Euh… Vous êtes Mademoisel, n’est-ce pas ? Non, je n’ai rien à votre propos.

— Je veux voir le Gouverneur.

— Pardon ?

— Je veux voir le Gouverneur.

— C’est impossible, maes, il est en vacances.

— Qui le remplace ?

— Le général Kyres.

— Où est l’ansible ?

Ah, elle réfléchissait vite, Made ! Et quand elle était lancée, il fallait toute l’inertie de la bureaucratie pour la ralentir ne fût-ce qu’un peu. Après l’ansible (dont l’usage était strictement réservé aux cadres administratifs), elle avait demandé le responsable de la C.E.1 sur Tamar et traîné Ely, ronchonnante, Ylvain, éberlué, et Jed, hilare, au bureau que lui avait indiqué le sous-fifre.

Au début, le commissionnaire Martin s’était montré très condescendant. Cela avait duré cinquante secondes.

— Êtes-vous en état de guerre, sous la loi martiale ou en rupture d’Éthique ? avait attaqué Made.

— Non, bien sûr. Où vous croyez-vous, maes ?

— Je viens signaler une anomalie l’Éthique.

— Une anomalie ? Mais faites donc, faites donc.

Made s’était approchée de lui et avait baissé le ton jusqu’à le rendre confidentiellement concierge :

— Il y a un militaire à la tête de Lamar, un général en fonction… Vous vous rendez compte ?

Le Commissionnaire ne se rendait pas compte. Jed, par contre, avait exulté :

— Aucun officier ne pourra assumer la gestion ou l’administration d’une planète membre… Ce n’est pas seulement un manquement à l’Éthique, c’est un outrage à l’un des fondements de l’Homéocratie !

Cette fois, le fonctionnaire avait compris et avait beaucoup perdu de sa superbe. Il s’était cependant efforcé de ne pas désarmer :

— C’est un remplacement de quelques jours. Le général Kyres n’est pas l’autorité en titre…

— Qui a ordonné ce remplacement ?

— Je… je ne sais pas, maes.

— J’exige une enquête, une suspension immédiate, le retour du Gouverneur et les sanctions prévues par la loi.

— Vous n’êtes pas en mesure d’exiger.

C’était dit sans conviction. Jed l’avait achevé :

— Tss, tss. Nous n’avons pas été déchus de nos droits homéocrates, Commissionnaire. Donc, nous vous signalons un vice éthique et nous entendons qu’il y soit remédie. Comme ce vice, manifestement, s’est effectué sous votre nez sans éveiller votre conscience morale… ni professionnelle, nous allons de ce pas le signaler conjointement au siège de la Commission et à la Présidence du Conseil, sur Thalie. Et n’aggravez pas votre cas en nous refusant l’ansible, ce serait aussi puéril que suicidaire : en tant que juriste, je suis assermenté auprès de la Cour Suprême de l’Homéocratie.

— Ah, pendant que nous y sommes, avait repris Made, je vous saurai gré de me communiquer dans les plus brefs délais l’intégralité des minutes du délibéré ayant conclu à l’interdiction de projection qui frappe Elynehil Mayalahani et Ylvain de Myve.

*

Naturellement, les réponses aux requêtes de Jed et Made avaient tardé et, entre-temps, ils avaient connu d’autres péripéties, essentiellement relatives à l’École et au décès de Tashent.

Tout d’abord, Gesanne Wval avait refusé de les accueillir. Or, toutes les structures d’accueil et de tourisme affichaient complet dans un périmètre de cent cinquante kilomètres, consécutivement à leur venue, et le camping était interdit… depuis quarante-huit heures. Puis Toyosuma et les Autonomes l’avaient décidée à leur offrir le gîte. L’École était en pleine ébullition, et Wval n’avait cédé que pour se donner un peu d’oxygène, sous les conseils avisés de maes Naï Semar, ambassadeur officiel de l’Institut aux obsèques de Yolo Tashent.

Naï Semar ! Made allait finir par lui casser la figure ! Et si ce n’était pas elle, Ely ou quelqu’un d’autre s’en chargerait. Semar les traitait toutes deux comme des adolescentes attardées, ne daignant leur adresser la parole que du bout des lèvres pour leur signifier leur inconsistance. Il se comportait en outre avec les Bohèmes comme s’ils n’existaient pas et ne parlait qu’à Ylvain, pour des banalités, voire à Jed, si vraiment il ne pouvait faire autrement.

La moitié de l’École admirait ouvertement Made et Ylvain, l’autre moitié les condamnait sans réserve, mais à mots couverts, le clivage s’effectuant par l’âge. Ely était un cas à part, dans la mesure où, sa gérontophobie s’exprimant sans retenue et son impudeur bousculant toute éducation, les uns comme les autres la redoutaient. En dix-huit jours, les deux clans avaient fini d’escalader toutes les marches de l’hostilité ; on eût dit qu’ils n’avaient attendu que la Tournée Bohème pour achever de s’étriper. Toyosuma ne cessait d’exhorter Ylvain à prendre position contre les Orthodoxes et encourager les Autonomes à destituer Wval.

— Ce sont vos affaires, se fermait régulièrement Ylvain. Tout ce que vous voulez de moi, c’est une excuse… Et rien ne se construit à partir d’une excuse !

Mais Made le poussait, Ely agissait dans son dos, Lovak le secouait à pleine logique ; ses a priori avaient fondu. Restait la hantise de provoquer un conflit sans issue : la Commission ferait dissoudre l’École, avec la bénédiction du Conseil Homéocrate : qu’avaient donc à y gagner les Autonomes ?

— Certainement rien d’intéressant, convenait Made, et il est certain que si nous défendions les intérêts de la seule École Tashent, nous n’agirions pas ainsi. Seulement…

Elle avait raison. Mais fallait-il pour autant qu’il perdit son temps à prêcher la rébellion ?

Ylvain n’avait pu s’empêcher de comparer l’École à l’Institut, ce qui lui avait permis de mettre en exergue une évidence flagrante : l’influence de l’environnement sur l’épanouissement des caractères artistiques. Avant même de commencer à poser les bases pédagogiques de son enseignement, Tashent en avait limité l’évolution par le cadre et l’ambiance d’une structure essentiellement utilitaire.

Chimë était un monde d’eau, où l’Institut occupait les huit mille kilomètres carrés de nie la plus vaste. Sur cette surface, à peine cent étaient consacrés aux locaux proprement scolaires, le reste pouvant être considéré comme un parc naturel dans lequel étaient dispersées les habitations ; en outre, la surface scolaire elle-même était suffisamment aérée pour que d’un groupe de bâtiments, il fût impossible d’en apercevoir un autre. Quant aux millions d’autres îles et à l’unique continent de la planète, ils étaient dévolus à l’Institut, ne visant qu’à faire vivre l’université.

A l’inverse, l’École Tashent ne jouissait que d’un soutien logistique des autorités lamariennes et de trois mille cinq cents hectares au sud de Lamar Dam (la capitale), enclos de vingt-quatre kilomètres de murs bruts. Au cœur de cette enceinte, il y avait un lac d’une centaine d’hectares, de forme triangulaire, dont l’arête nord-ouest longeait les bâtiments scolaires, l’arête sud les locaux d’habitations estudiantins et l’arête nord-est les logements des enseignants. La propriété, boisée à l’est, en herbe à l’ouest, possédait encore quelques constructions éparses que reliaient de larges avenues rectilignes. Lamar Dam abritait autant d’habitants que Chimë tout entière et l’École autant que celle de l’Institut. Tashent s’était concentré sur la fonctionnalité et l’Institut n’aspirait qu’à la créativité… L’hiver et l’été. Il était impossible d’avoir connu les deux et d’opter pour Lamar. Pourtant, l’École devait conduire à un certain attachement, puisqu’un tiers des kineïres qu’elle avait formés depuis sa fondation y étaient demeurés à vie, ou presque. Toyosuma affirmait que cela tenait de la personnalité de Yolo Tashent et que son décès allait bouleverser ce sentiment de fidélité.

Wval les avait installés sur une colline, près de l’enceinte, dans un bâtiment quasi vétuste que, d’ordinaire, personne ne visitait. C’était une façon un peu naïve de les éloigner des étudiants, qui ne portait d’ailleurs ses fruits que grâce à l’extrême vigilance des Orthodoxes. Ce bâtiment ayant été le premier occupé par Tashent et ses recrues originelles, il comportait à la fois des pièces d’usage scolaire et d’autres à vocation domestique. Outre son délabrement, la dégradation de l’ensemble de son équipement ne cachait ni l’intention de vexation, ni celle de les voir quitter l’École rapidement, ce qui correspondait à leurs propres desiderata… mais pas aux réalités homéocratiques.

Si le général Kyres avait été aussitôt remplacé par le Gouverneur précipitamment revenu et éloigné de Lamar – de moins d’une année-lumière –, Jed avait dû attendre six jours avant de recevoir les délibérés. Lui et Made en avaient ensuite consacré autant à les éplucher.

Toutefois, ils avaient relevé suffisamment de vices de forme pour déclencher une procédure d’annulation auprès de la Cour Suprême de Thalie. L’essentiel de leur argumentation rédhibitoire reposait sur l’illégitimité de la déontologie kineïre, rédigée et adoptée par le seul Institut, et l’utilisation syllogistique de cette déontologie dans la procédure judiciaire. Treize jours après leur arrivée, Jed faisait donc enregistrer un recours que la Cour Suprême ratifiait dans la semaine, ce qui suffisait à suspendre la condamnation infligée à Ely et Ylvain le temps que le jugement fût examiné et révisé.

Personne n’avait pu s’en féliciter : dans l’heure suivante, la Commission Éthique déposait une motion d’incertitude prorogeant les effets de la condamnation jusqu’à sa révision. Jed avait alors demandé un veto au Président du Conseil Homéocrate, pour motif d’abus de pouvoir, mais sa requête, sept jours plus tard, demeurait sans réponse. Elle le resterait, Ylvain en avait maintenant la certitude, et la révision traînerait jusqu’à ce que la déontologie kineïre fût rendue irrécusable. Si le moulin de Made avait encore besoin d’eau, il avait trouvé là son meilleur débit.

L’annonce simultanée de la mort de Tashent et de l’interdiction frappant la Tournée Bohème avait eu pour effet d’atténuer la colère du public floué, d’autant que Jed avait promis que le spectacle, retardé, serait donné gratuitement. Lamar était une planète tranquille à la population sans excès. L’incident aurait pris de plus amples proportions sur de nombreux mondes tels Terpsichore, Zaya ou Cherryh… La C.E. avait frappé au bon moment, au bon endroit, exactement là où Ylvain ne risquait pas de trouver la moindre prise. En fait, quelle que fût la façon dont on retournait le problème, il était piégé.

Là, dans cette chambre poussiéreuse, étendu sur ce lit Spartiate, les mains croisées sous la nuque, à nouveau, Ylvain se sentait de Myve, porteur d’un rêve de Myve.

La pierre qu’il était redevenu ouvrit les yeux.

— C’est la deuxième fois qu’on me ferme toutes les portes, dit-il en tournant la tête vers Made. J’ai toujours autant de mal à l’admettre.

Made, à califourchon sur la fenêtre, regardait sans voir le soleil déclinant au sommet de la colline, minée d’une apathie que partageait tout le monde et qui prenait sa source à l’inertie d’Ylvain. Apparemment, cette inertie prenait l’eau.

— Ce que j’aime chez toi, entre autres ineffables qualités, ce n’est pas tellement la façon toute particulière avec laquelle tu reconnais tes faiblesses, mais le fait que, chaque fois que tu les montes en épingle, tu te comportes comme un cyclone d’égocentrisme. (Elle quitta la fenêtre pour installer sa nudité sur le lit.) Que vas-tu ravager cette fois ?

Ylvain répondit par un rire mitigé. Made avait raison. Made avait toujours raison ! Il agissait souvent par sautes d’humeur, laissant s’éterniser les problèmes – par lâcheté ? – jusqu’au moment où, acculé, il cognait dedans de toutes les forces dont il disposait. Il se laissa glisser du lit et se vêtit rapidement.

— Nous allons l’organiser, ton complot ! annonça-t-il. Alors astique tes méninges et habille-toi.

— Oh, tu sais, tout le monde m’a vue à poil…

Il lâcha un autre rire. Made s’était beaucoup décoincée en deux ans, bien plus que lui, et nombre de ses réactions auraient choqué la Mademoisel du Festival Nashoon… Peut-être même l’ensemble de son comportement.

— Il est malaisé et peu crédible d’exposer un plan de bataille avec son charme pour seul effet. Voilà dix jours que tu pleurniches pour que je t’écoute, ne va pas gâcher cette occasion par manque de pudeur.

— Tu es sûr de ce que tu veux, cette fois ? Même en ce qui concerne les Autonomes ?

— On ne peut mieux.

— Je veux bien m’habiller.

Elle flairait l’action, tout son être tendait vers ce réveil qui secouait Ylvain. Made en avait plus qu’assez de l’École et de Lamar, ras-le-bol de Wval et Semar, des Orthodoxes et du Commissionnaire Martin, marre d’attendre que la situation se décantât d’elle-même et de faire semblant que ce fût seulement possible ; elle aspirait à secouer l’Homéocratie pour voir ce qu’il y avait dedans.

— Bon, puisque tu sembles enfin décidé à te rendre utile, vas chercher Toyo.

— Eh ! doucement ! Je risque de vite regretter les heures où je végétais sur mon lit.

— Je n’en doute pas… Après, tu iras demander à Djian de se débrouiller pour me confectionner un… un relais ansible portatif.

— Un quoi ?

— Un truc qui me permette d’user de l’ansible d’autrui.

— Tu ne penses quand même pas que je vais courir à l’astroport pour…

— Tu n’es pas obligé de courir.

Quand elle fut vêtue et qu’elle s’apprêta à sortir, il l’attrapa par la taille pour l’embrasser.

— D’habitude, quand tu te livres à ces débordements d’affection, c’est dans le but de m’attirer au lit, fit-elle remarquer. Tu n’aurais pas quelque chose à me demander, par hasard ?

— Même pas, rit-il. Ce doit être l’euphorie.

— Ou la fin d’une quatorze millième dépression, hein ?

Elle le laissa sur cette vérité narquoise qui ne le vexait même plus.

Le problème n’était pas qu’il fût la caricature vivante du dépressif chronique ; le problème était qu’il avait pris goût à ce lunatisme moral. Maintenant, il n’avait même plus besoin d’excuse pour se plonger dans un état neurasthénique, il savait le produire à volonté et cela le fascinait. Un jour, il irait trop loin, c’était inévitable, mais en avoir conscience ne suffisait pas à lui donner le courage d’arrêter. Ylvain avait besoin de plonger toujours plus bas, comme Made avait besoin de puissance, comme Ovë avait besoin de Sade, comme Ely avait besoin de le protéger, comme d’autres encore avaient besoin d’une chose qui leur nuisait, d’une douleur qui les maintînt éveillés. C’était le prix à payer pour affronter cette incommensurable réalité homéocratique qui broyait leur Bohème d’une pichenette.

Néanmoins, ce soir, Ylvain avait de nouveau suffisamment de colère pour user de ses griffes – ou des griffes de Made. Ce soir, il jura, encore une fois, qu’il ne retomberait plus dans son travers autodestructeur.

*

C’était un véritable conseil de guerre, chacun en avait conscience. Cela se sentait à la concision des propos, à l’attention portée à chaque phrase et à l’absence complète d’humour… Jamais le groupe n’avait été aussi dénué de fantaisie ! Ils étaient tous méconnaissables, à part peut-être Made, qui trouvait sa véritable vitesse de croisière. Elle exposait son plan d’action, elle détaillait de rôle de chacun, elle gérait, elle maîtrisait, elle dirigeait, et même La Naïa ne s’y opposait pas !

— Jed, il nous faut une campagne médiatique à l’échelle de l’Homéocratie ; tous les médias, tous les supports. Copine avec une agence de presse terrienne – la Terre est dingue de liberté d’expression – et commence par une information en règle sur la déontologie kineïre, le jugement bidon et nos démêlées avec la Cour Suprême, la Commission et le Conseil Homéocrate… Pas de fioritures, pas d’analyse ! Des faits, des dates, des noms et quelques questions embarrassantes…

— Que faisait le général Kyres sur Lamar ? Pourquoi est-il toujours à la tête de la flotte qui stationne dans le système lamarien ? Pourquoi la Cour Suprême a-t-elle retenu la motion d’incertitude proposée par la C.E. alors que, justement, c’est la C.E. que nous mettons en cause ? C’est ce que tu veux ?

— Absolument. Mais doucement : donne les informations progressivement, pose les questions une à une… Débrouille-toi pour tenir l’opinion en alerte, par épisodes, à coups de rebondissements et de nouvelles quotidiennes. Je veux que l’attention de toute l’Homéocratie soit braquée sur nous, qu’elle retienne chaque incident qui aura un quelconque rapport avec nous où qu’il se déroule… parce que ça va pulluler !

Jed lui adressa un clin d’œil en remontant symboliquement ses manches. Faire du bruit lui convenait à merveille : pour lui qui n’avait aucune créativité, c’était exactement la quintessence de ses aspirations artistiques.

— Sade et Ovë, vous allez jouer à saute-planètes. D’abord, vous filez sur Still… Là-bas, voyez avec Amdee dans quelle mesure la Bohème peut forcer cette espèce de climat répressif que la Commission a instauré.

— Nous y avons déjà pensé, annonça Ovë.

— Plutôt deux fois qu’une, renchérit Sade. Pendant qu’Ylvain dormait.

« Et vlan ! ramasse mon gars ! » songea Ylvain. C’était la première allusion à sa période de léthargie ; il y en aurait d’autres !

— Nous avons concocté la Rébellion Humoristique, reprit Ovë. Toujours pendant qu’Ylvain dormait.

— C’est quoi une rébellion humoristique ? interrogea l’incriminé, pour faire tourner le vent.

— Déverser un matin toutes les ordures des grandes villes dans l’entrée de leurs bureaux de police, commença Sade.

— Faire balader tous les Bohèmes avec une étoile jaune dans le dos, poursuivit Ovë.

— Repeindre tous les véhicules administratifs avec l’emblème de la C.E…

— … Et le lendemain avec une croix gammée. Vider Kalam de ses habitants…

— … Camper sur l’astroport ; souder l’accès au siège de la C.E., séquestrer les ansibles et noyer l’Homéocratie de faux décrets éthiques…

— … A dater de ce jour, tout individu salarié devra porter une tunique verte…

— … Les personnes dont au moins l’un des grands-parents a subi une intervention cybergicale seront déportées sur Chimë. Nous avons aussi pensé…

— Stop, ça suffit ! (Made riait franchement.) Nous vous faisons confiance. Mais soignez vos gags, vous devez faire enrager la C.E. et rire le commun. Si une seule de vos facéties est impopulaire, on dira de la Bohème qu’elle va trop loin ; et entre la peur de l’extrémisme et le confort sécurisant de l’Homéocratie, le public aura vite choisi ! Bon. Ne traînez pas sur Still, laissez Amdee se débrouiller. Il vous restera Velem, Dazel, Euterpe et Isis à visiter ; ou, plus exactement, les néo-Bohèmes de ces mondes à contacter. Expliquez-leur simplement la situation et rejoignez Jed.

— Sur Terre ? s’enquit Sade. Mais…

— Sur Terre. Tâchez d’y être dans six à huit mois.

Sade et Ovë ne discutèrent pas, trop heureux d’avoir enfin quelque chose à faire pour chipoter sur les détails… Et Made était impériale. Personne ne savait exactement où elle voulait en venir, mais personne encore ne s’en inquiétait : ils lui faisaient confiance. La sensation était agréable.

— Amadou, Lo, il vous reste Novaland, Genesis, Cherryh, Zaya et Terpsichore pour sensiblement le même boulot. Partout où nous sommes passés, la Bohème est sortie des limbes ; maintenant, nous avons besoin qu’elle bouge. Tout mouvement tendant à se signaler incrimine la partialité éthique et la rend obsolète. Toutes les énergies doivent se concentrer contre la seule Commission… L’Homéocratie ne peut pas être mise en cause dans ses fondements, quoi qu’on pense d’elle : elle doit simplement être ramenée à la raison.

— Ouh là ! se récria Ely. C’est pas clair, tout ça ! Il vaudrait mieux que tu t’expliques, ma grande ! Moi, l’Homéocratie me fait autant gerber que la C.E. !

— Nous sommes d’accord là-dessus, Ely, la rassura Made. Mais il faut pouvoir projeter librement. L’Homéocratie a deux mille ans d’existence, personne ne la fera tomber du jour au lendemain en lui soufflant sur les orteils. Au mieux, une bonne guerre civile la déstabiliserait pour donner naissance à un ou plusieurs régimes encore pires. On ne change pas l’humanité en s’attaquant à sa gestion et à ses structures ; l’humanité n’est pas une entité intelligente et autonome, elle est faite de milliards d’entités qui, elles, le sont… Regarde Toyo.

Toyosuma avait l’air égaré de celui qui est tombé dans un traquenard et se demande comment quitter la salle sans qu’on l’interroge sur sa fidélité à la cause. Ely pouffa.

— Toyosuma est foncièrement homéocrate, intervint Ylvain. Il croit en l’unité sociale que représente l’Homéocratie et ne réclame que de vagues modifications qui soulageraient la mesquinerie de son bien-être personnel. Il y a aussi quelques détails de fonctionnement, qui ne l’empêchent pas de dormir mais soulèvent son esprit critique chaque fois qu’on les lui colle sous les yeux.

L’intéressé pâlit, puis rougit. Il se reconnaissait hélas très bien dans cette définition.

— Par exemple, Toyo commence à s’indigner de la dictature Éthique… A tel point qu’il veut bien cotiser pour son abolition. Depuis bien plus longtemps, le monopole institutionnel du kineïrat de Chimë le révolte ; s’il n’a pas encore pris les armes pour y mettre un terme, c’est parce que leur bruit l’effraie et que, soyons juste, il préférerait ne pas avoir la responsabilité de la première fusillade. Par contre et sans vergogne, il se fout du monopole sur les transports interstellaires des compagnies thaliennes et terriennes, comme de celui de l’Homéocratie sur la découverte spatiale. De la même façon, les différences de niveau de vie, les privilèges économiques et industriels, l’exploitation de certains, tout ça ne motiverait pas l’ombre d’un sentiment d’injustice ou de rébellion dans son petit cerveau douillet et innocent.

— Là, tu exagères ! s’indigna Toyosuma en bondissant de son siège. Je veux bien admettre mon égocentrisme mais pas me faire traiter d’irresponsable ! Bon sang, tu n’as pas le monopole de l’humanisme !

Ylvain sourit, froidement, presque méchamment.

— Si ta phrase avait un sens, je dirais qu’elle sert mon propos. Enfin, rassure-toi : pour l’instant, il s’agit de nous sortir des pattes de la C.E., pas de refaire l’univers.

— Je termine, pour Ely, reprit Made. Je pense que le kineïrat peut et doit provoquer ou favoriser une évolution chez ces milliards d’entités qui composent l’humanité, et que cette seule évolution peut grignoter l’Homéocratie jusqu’à sa dernière miette. Pour l’heure, la C.E. nous l’interdit donc nous lui rentrons dedans… en prenant bien garde de ne pas commettre de bourde.

— Dont la plus grosse serait de nous aliéner l’Homéocratie… Okay, va pour les gants. (Ely soupira.) Mais l’avenir s’annonce lointain, tu ne trouves pas ?

Made éclata de rire : Ely ne perdait jamais une occasion d’avoir le dernier mot… par l’absurde, et personne n’était immunisé contre cela, surtout pas elle. Du coup, il y eut un petit moment de flottement, le temps que Lovak se décidât à ramener Made dans le fil de ses idées.

— Je suppose que nous terminons aussi sur Terre…

Made hocha la tête.

— Pourquoi la Terre ?

— A cause de sa rivalité avec Thalie. Dans quelque temps, nous demanderons l’asile politique, et les Terriens accepteront, massivement. Parce qu’ils raffolent d’art et de non-conformisme, parce qu’ils jalousent le pouvoir thalien et s’amuseront de ce pied de nez, parce que l’Égocratie terrienne ne peut que favoriser le comportement bohème, et surtout, parce que Jed va leur faire comprendre tout ça.

— Tu ne t’avances pas un peu loin ?

— Si, Lo, mais avons-nous un meilleur choix ? Still nous accueillerait avec plaisir, d’accord, seulement outre le putsch que ne manquerait pas d’organiser la Commission, ce serait nous enterrer à vie. (Made s’interrompit le temps d’un doute, un doute qui lui rappelait qu’elle jouait avec des pièces dont elle ne connaissait pas réellement le maniement.) Ne me demandez pas de justifier mes pensées et mes actes, je…

— On ne te demande rien ! trancha Ely. Et surtout pas de te justifier ! Alors arrête tes conneries existentialistes et continue ! Qu’est-ce que je fous, moi, dans ce cirque ?

Ylvain applaudit et Made se dégagea de ses doutes.

— La Naïa et toi allez sillonner Lamar et faire une pub en béton à la Tournée Bohème. Expliquez ce qu’elle est, vantez-la, vendez-la, racontez nos difficultés et l’action que nous menons en justice, déballez votre enthousiasme, communiquez-le. N’essayez pas de rallier le Lamarien à notre cause, faites-le saliver. Je veux qu’il soit là le jour où nous nous produirons, rien de plus. Je veux deux millions de spectateurs !

Djian Dju Yoon arriva juste pour entendre cette déclaration. Il surgit dans ce qui avait été une salle de classe comme le colosse maladroit qu’il était, renversant une rangée complète de bureaux et jurant à tout vent.

— Saloperie d’école pourrie ! Regardez-moi ce merdier ! Vous auriez pas pu dégager un peu, non ? Ça va faire un mois que vous glandez dans ces ruines et elles ressemblent de plus en plus à un taudis phiyan ! (Il s’interrompit, juste le temps de reprendre son souffle et de retrouver ce qu’il considérait comme une dignité outrée.) Eh merde, Made, qu’est-ce que c’est que ce délire d’ansible portatif ? Tas vu jouer ça où, toi, qu’on miniaturisait les ansibles ?

Ylvain se pencha vers Made, tout sourire.

— J’ai oublié de te le signaler… Djian n’a rien voulu entendre. Il finissait un boulot et pensait t’expliquer lui-même le pourquoi du comment. Je te le laisse.

— Tu tombes bien, Djian, assura Made. Assieds-toi.

— Pas le temps ! Je suis juste venu te dire de ne pas demander n’importe quoi. Je ne suis ni manar, ni sorcier !

— Assieds-toi, insista Made. Je ne veux pas un ansible de poche, je veux un relais qui me permette d’utiliser les ansibles planétaires.

— Si tu as cinq mille ans devant toi, je veux bien y réfléchir. Eh, l’artiste, si c’était possible, y a belle lurette qu’on en aurait collé sur tous les visiphones ! Tes certainement un cerveau, Belles Jambes, mais pas en physique ! Si tu veux communiquer en loucedé avec pétaouschnock sans être coupée, t’as intérêt à squatter l’ansible de l’École ! Sur ce, gentes gens, j’ai d’autres chats sur le gaz…

— Assieds-toi, Djian, répéta Made. C’est mieux pour ce que je vais t’annoncer.

Cela suffît, cette fois, pour abattre la morgue de l’astrogateur. Il se laissa tomber sur une chaise.

— Qu’est-ce que je fous dans cette galère ? maugréa-t-il.

— Tu connais pas mal d’astrogateurs, n’est-ce pas ? commença Made.

— Mouais.

— Pas mal de charters, non ?

— Si.

— Des astros indépendants, quoi ?

— Quoi.

— Les astros se rendent pas mal de services entre eux, hein ?

— C’est partout pareil.

— Tu vas déposer Jed sur Terre, et ensuite, tu feras le tour de tes amis.

— Oh ! la la ! se lamenta Djian en se prenant la tête à deux mains. Qu’est-ce qu’elle a encore inventé ? Un ansible portato-collectif à rotator transsidéral ? Leur dieu, épargnez-moi !

— Je veux qu’il passe un astro par semaine sur Lamar et qu’il me prête son ansible.

— Non mais, elle est malade !

— Jamais le même, jamais un jour fixe, avec toujours une bonne raison commerciale.

— Dis, tu sais ce que ça coûte, un saut ?

— Nous paierons.

— Ils vont poser des questions.

— Donne-leur des réponses.

— Tes malade.

— Fais ce que je te dis.

— Okay ! Okay ! Je ferai… Mais rêve pas, t’en auras pas un par semaine. Allez, maintenant, je me casse…

— Ce n’est pas tout. (Made sourit à l’air déconfit de Djian.) Un jour, je te ferai parvenir une date et une heure-standard. Il faudra qu’à ce moment-là, tous tes copains émergent de l’hyperespace au milieu du système lamarien. Je veux une pagaïe monstre, qui te permettra de nous récupérer et de disparaître… Je paierai aussi pour ça. Je ne te retiens plus, Djian : tu embarques Jed demain, tu dois donc avoir des trucs à préparer… Bonne nuit.

Djian ouvrit et referma la bouche, se leva en silence et tituba jusqu’à la porte. Il n’était pas abattu, au contraire, mais il pensait qu’un rien de comédie ne saurait nuire à son personnage de briscard beaucoup trop sollicité.

— Tout de même ! lâcha-t-il, se retournant soudain. J’ai bien fait de passer, non ?

Et il sortit sur son rire le plus gras, pas mécontent d’avoir placé son mot.

— A nous ! (Made s’était tournée vers Toyosuma.) Nous allons te donner ce coup de pouce, finalement.

— Je m’en doutais un peu… je ne suis pas complètement idiot.

— Mais attention : ce ne sera pas gratuit.

— Ça aussi, je m’en doutais ! Qu’est-ce que vous voulez ?

— L’École pour projeter.

Toyosuma rit.

— Je suis sérieuse.

— Oh, je n’ai rien contre ! Seulement il y a un problème, tu ne crois pas ? Vous allez projeter comment ?

— Ne t’inquiète pas pour ça. Le moment venu, nous aurons les moyens. Explique-nous pourquoi tu penses que nous pouvons influencer les Autonomes et ce qu’ils ont réellement l’intention de modifier dans l’École.

Toyosuma se souvenait des paroles acerbes de Made à propos du keïn qu’il avait projeté à Nashoo ; il se souvenait aussi des encouragements d’Ylvain. Pourtant, il se sentait beaucoup plus proche de Made et, pour cela, il redoutait son jugement.

— Yolo a reproduit tous les schémas de sa propre éducation kineïre, tous, se lança-t-il. Il nous a donné le meilleur de lui-même, mais comme il l’a dit un jour, il ne possédait aucun talent créateur. Malheureusement, c’est la maladie qui le rongeait qui lui en a fait prendre conscience… beaucoup trop tard.

« Du jour au lendemain, il a essayé de balayer tout son habitus. Alors, ses premiers disciples se sont retournés contre lui et cette maladie qu’ils accusaient de le perturber… Ils ont été jusqu’à demander l’assistance de Chimë ! Et Gesanne a débarqué. Seulement Yolo avait trop d’influence sur les jeunes générations et nous avons dévié. Pas suffisamment pour faire table rase de l’allégeance au credo de l’Institut…, largement assez pour devenir les Autonomes : un groupe de réflexion incapable de réfléchir, faute d’imagination.

« Cela paraît incroyable, n’est-ce pas ? Des artistes inaptes à l’invention ! C’est lisible, non ? Et facile à mépriser… Nous savons qu’il faut tout changer, tout rénover et orienter l’École vers son indépendance ; nous bouillons d’idées ; mais elles sont limitatives ou irréalistes, ou inexploitables, pour cause d’incompétence. »

— Vous voulez des rails, hein ? commenta Ely. Un maître à penser qui vous ponde un guide bien droit, bien haut, bien…

 Non ! tonna Toyosuma. (Et ce fut réellement un coup de tonnerre.) Pour qui vous prenez-vous à la fin ? Tu nous méprises, Made nous juge, Ylvain nous néglige ! Votre insuffisance et votre élitisme marginal sont aussi lamentables qu’obtus ! Vous m’avez envoyé paître vingt fois, et aujourd’hui, pour d’obscures raisons d’intérêt personnel, vous acceptez de me donner quelques miettes qui ne correspondent certainement pas à mes besoins. Je commence à en avoir assez de jouer les admirateurs ahuris qui supportent n’importe quelle frasque de leur vedette préférée ! L’École Tashent ne sera jamais un outil, ni une commodité pour un quelconque kineïrat bohème. Alors au lieu de demander quelle sera votre influence, essayez de savoir en quoi vous pouvez nous aider et pourquoi nous nous adressons à vous, zut !

Au soulagement qui détendit ses traits, Ylvain comprit que Toyosuma ne retomberait jamais dans son comportement attentiste et quémandeur : il avait mis un terme définitif à son rôle de gentil figurant.

— Bien envoyé, Toyo ! siffla La Naïa. Tu veux un conseil ? Fais gaffe de ne pas dire de conneries, maintenant… Ils ne te rateraient pas !

Ely, Made et Ylvain s’entre-regardèrent stupidement. Chacun d’eux, déjà, avait pensé rabrouer Toyosuma à la première occasion. « Tout compte fait », songea Ylvain, « nous manquons vraiment de subtilité. »

— D’accord, Toyo, engagea Made. Qu’avons-nous à t’offrir ?

— Beaucoup, je le crains… et ce sera ingrat ! D’abord, il va falloir nous écouter, et ce ne sera pas une partie de plaisir ! En gros, je souhaite que vous analysiez nos idées et que vous les synthétisiez en y apportant l’imagination qui nous fait défaut. Il ne s’agit ni de nous mâcher le travail, ni de nous orienter ; nous avons besoin de conseils techniques, pédagogiques et logistiques pour engendrer une École qui réponde à nos aspirations et à l’évolution kineïque. Notre but est de sortir des sentiers battus, en créant une structure souple et adaptable… Qui d’autre que vous peut envisager le kineïrat sous cet angle ?

« Jarlad ! » pensa Made. « Pour mieux le figer. »

— Mais ce serait insuffisant. Le kineïrat de Chimë et de Tashent est révolu. Sur Still, j’ai découvert qu’on pouvait concevoir un faisceau d’une tout autre manière, d’une manière qui ouvre le kineïrat à l’infini… Euh… c’est une image. (Toyosuma attendit le retour de bâton, qui ne vint pas.) Tout ce que je sais faire, c’est projeter un faisceau sur une très large gamme de fréquences K qui excite le cerveau du receveur à la façon d’un marteau-pilon. Tomaso pointe le bout de son nez et en balance deux sur deux gammes étroites ; d’une part, sa projection est plus fine, d’autre part, elle est plus efficace… J’ai appelé cela la projection stéréofréquentielle et je me suis dit que j’avais trouvé le nouveau créneau technique de l’École. Tu parles ! Deux jours après, Made projette sur un seul faisceau composé de dizaines de rayons qui balaient toute la gamme avec une résolution exceptionnelle. J’ai failli m’évanouir. Mais ce n’était rien ! Voilà Ylvain, puis Ely, et ils m’achèvent : un, deux, trois, cinq ou dix faisceaux simultanés, liant des centaines de rayons, qui chatouillent le névraxe comme des aiguillons ; et plus que le névraxe. C’est la multi-projection polyfréquentielle ! La mort de l’Institut ! La mort de l’École ! L’ère du possible ! (Il s’aperçut qu’il s’était laissé emporter, sourit à sa fougue puis conclut :) Je ne vous demande pas de nous enseigner vos tours de magie, ni un seul mode que nous ne pratiquions pas, ni même la multiplicité. J’aimerais simplement que vous nous laissiez étudier le faisceau de polyfréquence…

Il avait laissé sa phrase en suspens, et elle y demeura une bonne minute.

— Nous allons rencontrer tes amis et les écouter, Toyo, décida Ylvain. Après nous verrons.

1 C.E. : Commission Éthique